L’histoire des modèles numériques

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Des maquettes en plexiglas ou des feuilles de papier calque empilées, dans lesquelles on injecte un courant électrique pour simuler les circulations d’eau souterraine : voilà les premiers modèles d’hydrogéologie !

La rencontre de deux disciplines, la modélisation et l’hydrogéologie, dans les années 1960, va alors permettre une avancée remarquable, aboutissant à la fin de la décennie aux modèles mathématiques modernes. Yves Emsellem [1] et Pierre Pouchan [2], les pionniers de la modélisation en France nous racontent…

Comment a démarré l’histoire des modèles hydrogéologiques ?

Pierre Pouchan : « Dans les années 1960, l’hydrogéologie était une discipline totalement nouvelle. On sortait juste des sourciers ! Sous l’impulsion du Professeur Henri Schœller [3], nous avons mis en commun nos connaissances en hydrogéologie et en modélisation, couplées aux connaissances anciennes. Ce travail collaboratif nous a permis de réaliser les premiers modèles « multicouches », représentants les nappes   aquitaines. »

Yves Emsellem : « Au début, on ne simulait que les eaux souterraines. La simulation de l’infiltration de l’eau de pluie, du drainage et du débit des rivières était totalement approximative. La rencontre avec les hydrogéologues de Bordeaux a permis de croiser nos connaissances et de passer des modèles analogiques aux premiers modèles mathématiques, beaucoup plus fiables. Nous avons créé le Centre d’Informatique Géologique, où nous a rejoint Ghislain de Marsily [4] qui, plus tard, a fait entrer l’hydrogéologie et sa modélisation à l’Académie des Sciences. »

Pourquoi réaliser des modèles ?

PP : « Avec le concours du BRGM, nous avons établi le premier modèle en 1965 sur les sables inférieurs de l’Eocène moyen, étendus par la suite à l’ensemble des nappes   du Bordelais. Le but était de mieux comprendre le fonctionnement des nappes   souterraines pour les protéger contre l’invasion par l’eau salée de la Gironde, puis de l’Océan Atlantique ».

YE : « Le Professeur Henri Schœller [5] avait tiré la sonnette d’alarme, à fort juste titre, sur les risques de salure par la Gironde, en cas d’excès d’exploitation des eaux souterraines. Ces risques étaient limités mais réels. Ils devaient être gérés. »

Carte de la surface piézométrique - Nappe des sables inférieurs d’Aquitaine ©CESEAU

Les enjeux étaient plutôt importants. Avez-vous rencontré des freins dans la mise en place de ce projet collaboratif ?

YE : « Non, au contraire. Le décret de 1935 imposant une autorisation préalable des forages, gérée par le Service des Mines [6], a été le sésame permettant de regrouper les compétences et de financer les travaux. Nous avons créé les premiers modèles d’Aquitaine de 1965 à 1971, grâce à une symbiose parfaite entre les services techniques de l’Etat (Agriculture, Equipement…), l’Université de Bordeaux, l’Ecole des Mines [7], le BRGM, l’Agence de l’eau et l’ensemble de l’Administration. C’était rarissime à l’époque, quasiment révolutionnaire ! On a réussi à fédérer toutes ces structures et à travailler en bonne intelligence. Par la suite, neuf centres de recherche en France se sont mis à travailler pour passer à la gestion intégrée des ressources en eau souterraine et superficielle, en prenant en exemple le bassin   Adour-Garonne. »

Ces premiers modèles analogiques étaient bien loin des modèles numériques que l’on connaît aujourd’hui. A quoi ressemblaient-ils exactement ?

PP : « Nos premiers modèles analogiques, dits rhéoélectriques, étaient des sortes de maquettes, constituées de plaques en plexiglas superposées ou de feuilles en papier calque reliées par des tiges filetées. Chaque feuille représentait une couche du sous-sol. Le découpage de l’espace en blocs élémentaires, les mailles, a permis de calculer les écoulements et de les comparer aux observations, maille par maille. En fait, il existe une analogie entre le courant circulant dans des feuilles conductrices et la piézométrie des nappes  . »

Extrait de la publication n°77. Analogie rhéoélectrique - Etude d’un bassin artésien - Application aux « sables inférieurs d’Aquitaine ». ©CESEAU

Comment fonctionnaient ces modèles analogiques ?

PP : « Sur le modèle, les zones d’alimentation, d’exutoire et les puits de la nappe   étaient figurées par des électrodes, auxquelles étaient appliquées des potentiels électriques, proportionnels aux hauteurs d’eau mesurées sur le terrain [8]. Les potentiels imposés aux puits étaient également proportionnels aux débits soutirés. Ces modèles, dits de régime permanent [9], ne permettaient pas de suivre ou de prévoir l’évolution possible de la nappe   qui pouvait être soumise à des prélèvements croissants dans l’avenir proche… voire plus lointain. Pour répondre à ce problème, un nouveau type de modèle, dit de régime transitoire ou non-permanent, a été proposé et réalisé pour la première fois en France par le Service Géologique d’Alsace et Lorraine. Il s’agissait d’un réseau maillé Résistance-Capacité. L’adjonction d’un condensateur au nœud de chaque maille permettait ainsi d’introduire l’analogie de l’emmagasinement   et la notion de temps ! »

YE : « Ces modèles étaient très compliqués ! Leur principal défaut était la complexité des mesures d’intensité en chaque point, puis la transcription en cartes. Ils fonctionnaient, mais à quel prix… L’un d’eux, créé par le Service Géologique d’Alsace et de Lorraine, branché directement par ses partenaires sur une prise de courant, est mort dans un bouquet de très belles étincelles ! Le dernier modèle analogique que j’ai vu a probablement été utilisé jusqu’en 1969 en Union Soviétique, au Centre de cybernétique de Kiev. C’était un modèle à lampes. Il est tombé en panne définitive sous mes yeux, après avoir fonctionné vingt secondes ! »

De la cuve rhéoélectrique au système maillé en résistances et capacités ©CESEAU

Comment s’est passée la transition vers les modèles numériques ?

Représentation schématique du « multicouche » de l’Aquitaine nord ©CESEAU

PP : « Au début, le modèle numérique ne m’est pas vraiment apparu très performant. Des ordinateurs, considérés comme très puissants, étaient mobilisés pendant des heures sans garantie de succès… Puis est arrivé le microprocesseur, une révolution dans l’informatique. Le modèle numérique a permis, selon Yves Emsellem, la valorisation de l’intellectuel au détriment du manuel ! »

YE : « Nous avons commencé par matérialiser les sept ensembles d’aquifères interconnectés, allant des Sables des Landes au Jurassique. Nous avons alors pu sortir du « monocouche du Tertiaire de Gironde » pour construire le « multicouche d’Aquitaine ». Cette modélisation s’est étendue, au début des années 1970, à l’ensemble de l’Aquitaine et du Poitou-Charentes. La structure du modèle a été reprise, dès 1969-70, pour la planification des ressources et la lutte contre la pollution, puis dans les années 1980-1990 pour l’extension des captages. Très rapidement, les modèles mathématiques numériques ont effacé ces antiquités analogiques ! Le grand intérêt de l’informatique, c’est aussi la pérennité des données et des programmes. »

Modélisations numériques des aquifères, du Plio-Quaternaire au Jurassique, en Aquitaine et Poitou-Charentes ©CESEAU

Comment les modèles numériques ont-ils évolué depuis ?

YE : « Techniquement, la grande évolution des modèles a eu lieu dans l’affinage de la physique. L’hydrogéologie, l’agronomie et l’hydrologie, au départ séparées, se sont rassemblées avec l’économie et la démographie, brisant l’hydro-schizophrénie. Avec les progrès sur le non-saturé, les banques de données des Agences de l’Eau et du BRGM (devenue aujourd’hui la BSS), les premiers modèles numériques de terrain… il n’y avait plus de limite ! Le gigantisme a été de pair avec l’étude fine des prélèvements urbains, industriels et agricoles, leurs rejets, les investissements et le développement des Agences de l’Eau. En France, les grands modèles se sont prolongés avec la nappe de la Craie d’Artois-Picardie, puis avec le modèle des ressources en eau de surface et des eaux souterraines, réalisé par Geolab pour l’Agence de l’Eau Seine-Normandie, sur 110 000 km2. Dans les années 1970, les modèles se sont développés un peu partout dans le monde. L’UNESCO [10] réalise le grand modèle ERESS des eaux souterraines du Sahara septentrional de l’Algérie et de la Tunisie. Au début des années 2000, l’Observatoire du Sahara et du Sahel lance, à Tunis, un modèle couvrant Algérie-Tunisie-Libye, ou encore, le grand modèle de l’ensemble du Sénégal, de 2000 à 2012, qui reprend d’ailleurs la logique créée dans les années 1960 en Aquitaine !
Aujourd’hui, les modèles sont très gros : celui de l’aquifère   Guarani s’étend au-delà des frontières du Paraguay, de l’Argentine, de l’Uruguay et du Brésil, et dépasse 1,7 millions de km2 »

Propos recueillis par Claire Moras de l’association Ceseau
En plus : G. Castany (1963) - Traité pratique des eaux souterraines - Dunod ed.

[1Ingénieur en Chef des Mines en retraite. En 50 années, 50 pays, 5 000 forages, création du Centre d’Informatique Géologique, de l’OIEau et du Plan Bleu ; création des outils, maillage quadtree, inverse, gestion intégrée, SIG intégré, polyphasique, grands modèles Aquitaine, la Craie, Seine Normandie, Los Angeles, Guarani, Sénégal : des maths au terrain et du terrain aux maths.

[2Professeur émérite des Universités, Professeur d’Hydrogéologie à l’ENSEGID (Ecole d’ingénieurs spécialiste dans les domaines de l’Environnement, des Géoressources et de l’Ingénierie du Développement durable / Bordeaux INP)

[3enseignant-chercheur au Laboratoire de Géologie de la Faculté des Sciences de Bordeaux

[4G. de Marsily (1981) - Hydrogéologie quantitative - Masson ed.

[5H. Schoeller (1962) - Les eaux souterraines - Masson ed.

[6service du ministère de l’industrie ayant surtout pour mission de résoudre les problèmes liés à l’étude géologique des sols, à l’exploitation du sous-sol et aux travaux souterrains qui en découlent

[7établissement d’enseignement supérieur technique, ayant pour but de former des ingénieurs aptes à diriger les travaux ou recherches dans les exploitations minières

[8hauteurs piézométriques

[9c’est-à-dire indépendants du temps

[10Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

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Qu’est-ce qu’un modèle numérique ?