Le traçage artificiel, un outil précieux pour l’étude des aquifères karstiques
Un traceur peut être soit naturel, soit artificiel. Cela peut être une substance transportée par l’eau à l’état solide ou dissous (sel, colorant, corps en suspension, eau marquée par isotope radioactif…), soit une propriété physique de l’eau (conductivité, température…) qui permet d’acquérir des informations sur les modalités de circulation des eaux souterraines.
Un traceur artificiel est une substance incorporée à l’eau, absente dans les conditions naturelles. Son introduction dans le milieu souterrain nécessite l’intervention volontaire d’un opérateur.
Le traçage artificiel des eaux souterraines vise ainsi à « rendre apparent et observable le déplacement réel de l’eau souterraine dans un aquifère suivant une (ou des) trajectoire(s) définie(s) entre un point d’origine et un (ou plusieurs) point(s) de détection, au moyen de traceur artificiel marquant l’eau » (Castany et Margat, 1977).
Un essai de traçage, en milieu souterrain, consiste donc à injecter un traceur en un point de l’aquifère (perte, puits ou piézomètre) et à mesurer l’évolution de la concentration de ce traceur dans l’eau en un point de suivi (puits, piézomètre, source) au cours du temps.
La réalisation d’essais de traçage en eau souterraine permet, par exemple, d’acquérir les informations nécessaires pour :
- déterminer les directions des écoulements ou les liaisons hydrauliques entre différents points ;
- déterminer la vitesse d’écoulement de l’eau souterraine ou le temps de transfert d’un soluté entre deux points de l’aquifère ;
- évaluer les processus de mobilité de l’eau et des solutés au sein du milieu souterrain et quantifier les paramètres les gouvernant (porosité efficace, dispersivité longitudinale…).
Toutes ces informations sont utiles pour évaluer in fine les limites des bassins d’alimentation de sources captées, pour calculer la concentration résiduelle de pollutions jusqu’à des captages et mettre en place des aires de protection appropriées.
Les différentes sortes de traceurs artificiels
Il existe 3 grandes catégories de traceurs :
- les traceurs solubles à l’eau (fluorescents, salins, tensioactifs, colorants alimentaires, composés aromatiques) ;
- les traceurs radioactifs ;
- les traceurs sous forme de particules (spores, microsphères fluorescentes, bactéries, bactériophages).
Les traceurs les plus fréquemment utilisés dans le domaine karstique sont les traceurs fluorescents.
La fluorescéine est le traceur le plus utilisé, car son seuil de détection est très faible et le bruit de fond naturel est faible et assez peu variable. De plus, la fluorescéine est bon marché. Il existe également l’éosine, la sulforhodamine G, le naphtionate, l’amino G acide…
Le choix du traceur est primordial pour la réussite d’une opération de traçage. Il dépend des objectifs poursuivis et du contexte hydrogéologique local. La combinaison de traceurs, qu’ils soient d’ailleurs naturels ou artificiels, apporte souvent un gain d’informations très appréciables pour les hydrogéologues.
Un « bon traceur » doit avoir une bonne stabilité chimique, physique ou microbiologique. Dans le cas de traceur artificiel, la substance doit également être absente naturellement dans les eaux étudiées ou en très faible concentration. Elle doit avoir une limite de détection basse ; être totalement inoffensive pour l’homme, l’animal et les plantes ; avoir une bonne solubilité et une bonne capacité de dispersion. Et enfin… avoir un coût raisonnable !
Avant toute injection de traceur, il est recommandé, voire impératif, de prévenir les collectivités, les associations et les exploitants de captage AEP (mairies, préfecture, gendarmeries, ARS, ONEMA, associations de pêche, bases nautiques…), de façon à éviter l’affolement de la population en cas de restitution fortement colorée en un point.
Protéger les aquifères karstiques des pollutions : exemple des sources de Toulon près de Périgueux (24)
- Les sources du Toulon à Périgueux©CESEAU
La circulation des eaux souterraines en terrain karstique peut être très rapide entre la zone de recharge et l’exutoire, ce qui rend ces aquifères plus vulnérables à des pollutions chroniques ou accidentelles en surface. Lorsque la ressource est utilisée pour l’alimentation en eau potable (AEP ), il devient alors obligatoire [1] d’établir des périmètres de protection de captage.
C’est le cas des sources de Toulon, qui alimentent en eau potable la ville de Périgueux. Afin de préciser les limites du bassin d’alimentation de ces sources, des travaux de recherche sont actuellement réalisés. Il est notamment question de traçage artificiel.
« En milieu karstique , l’eau peut avoir des sens d’écoulement pas si évident que ça ! Le traçage artificiel est une méthode efficace que nous appliquons justement sur les sources du Toulon pour préciser les limites du bassin d’alimentation. Avant l’injection, il faut d’abord réaliser un travail de prospection, et repérer les zones d’infiltration concentrée dans le sous-sol. Ces points peuvent être des pertes, où l’eau va s’infiltrer rapidement pour atteindre l’aquifère . Il faut aussi repérer les endroits où l’eau va ressortir du sous-sol, pour y installer des capteurs. Une fois injectés, les traceurs fluorescents sont dilués et deviennent souvent invisibles à l’œil nu. Nous utilisons alors des fluorimètres pour détecter et quantifier les substances fluorescentes injectées. Ces capteurs mesurent en continu les concentrations en traceurs dans l’eau. Ceux-ci sont couplés à des préleveurs automatiques qui permettent d’analyser les échantillons en laboratoire et de confirmer les mesures in-situ. Nous pouvons également utiliser des capteurs de charbons actifs qui piègent les substances mais qui vont donner des informations moins précises. La surveillance réalisée sur les exutoires potentiels des traceurs permet de savoir où les traceurs ressortent et en quelle quantité. L’objectif est d’obtenir un taux de restitution du traceur proche de 100 %. Si ce pourcentage n’est pas retrouvé sur les sites de surveillance, cela peut indiquer qu’il existe d’autres sorties possibles. Les traçages sont très efficaces et permettent d’apporter un grand nombre de renseignements, très utiles pour délimiter avec précision les bassins d’alimentation des sources et les protéger de pollutions éventuelles ».
La restitution et l’interprétation d’un traçage
Après chaque traçage et analyse des traceurs, les hydrogéologues réalisent généralement une courbe de restitution du traceur. Elle représente la concentration en traceur mesurée au point d’observation, en fonction du temps à partir de l’injection. Il est possible ensuite de réaliser des courbes de restitution cumulée, de calculer le temps de transit ou le taux de restitution.
Le traçage, une méthode utilisée depuis le 19ème siècle
L’idée de « tracer » l’eau est très ancienne. Dès l’Antiquité, l’homme a essayé de connaître les directions des écoulements souterrains en utilisant des moyens très simples, comme de la paille ou de la sciure.
Les premiers « vrais essais de traçage » des eaux souterraines remontent à la fin du 19ème siècle (1877 : traçage sur 12 km entre les pertes du Danube et la source de l’Aach, Allemagne). C’est également en 1877, que l’on emploie pour la première fois la fluorescéine. Elle est depuis cette date un des traceurs artificiels les plus utilisés en hydrogéologie, surtout par les spéléologues dans les premiers temps.
Au début du 20ème siècle, certains géologues ont recours au traçage artificiel pour mettre en évidence des problèmes d’hygiène publique. Il a notamment été fait de nombreuses colorations pour démontrer de quelle façon étaient alimentées les fontaines publiques des villages du Doubs et attirer l’attention des maires sur les rejets d’eaux usées qui risquaient de contaminer ces fontaines.
Le traçage artificiel des eaux est devenu en quelques décennies une méthode très utilisée en hydrogéologie karstique . Le développement des méthodes d’analyses des traceurs et d’interprétation des résultats, permettent aujourd’hui d’obtenir des informations très précises sur la structure et le fonctionnement d’un système karstique .
Le BRGM a développé depuis mai 2016 une application qui enregistre, inventorie et partage les différentes opérations de traçages hydrogéologiques effectuées sur le territoire français. Plus précisément, la base de données des traçages (BD Traçages) est un outil de collecte centralisée des opérations de traçages hydrogéologiques. Il s’agit de décrire le protocole utilisé : identification des points d’entrée et points de suivi, description des traceurs utilisés et saisie des résultats, afin de garder la mémoire de ces investigations hydrogéologiques, qui apportent des informations sur les ressources en eau souterraine. L’application BD Traçages est destinée aux bureaux d’études, collectivités, associations ou tout autre organisme, intéressés par les caractéristiques d’un traçage hydrogéologique sur le territoire français métropolitain.
Un inventaire des données de traçages connus en région Centre-Val de Loire a d’abord été réalisé dans le cadre du SIGES Centre-Val de Loire, puis ces travaux ont permis de développer la base de données harmonisée BD Traçages. Le modèle a ensuite fait l’objet d’échanges avec de nombreux partenaires : Directions Régionales du BRGM de Haute-Normandie, Midi-Pyrénées, Centre et Aquitaine ; Agences de l’Eau ; plusieurs structures universitaires ; OIEau [2] .